De
toutes parts, surgit aujourd’hui, dans ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie
analytique », la revendication de « réalisme ». Qu’il s’agisse
de Putnam, qui souhaite revenir à un réalisme « ordinaire » ou « naturel »,
de Diamond qui s’attache à restituer le véritable « esprit réaliste »
de Wittgenstein, ou de Tiercelin
qui appelle de ses vœux un « réalisme scientifique » en métaphysique,
chacun entend proposer les contours d’une nouvelle « philosophie réaliste ».
Or ce réalisme, partout réclamé, s’oppose, en tout premier lieu, au type de réalisme
proposé par les fondateurs de la philosophie analytique : Frege et
Russell. Il en était déjà chez ainsi chez Austin dont les thèses sur le silence de la perception
ou la nécessité d’un retour au réalisme robuste de l’homme commun ne peuvent se
détacher de ce qu’il prend longuement pour cible, à savoir la théorie des sense data de Russell telle que, pour
lui, elle trouve son accomplissement dans le livre de A. J. Ayer, The fondations of empirical Knowledge.
De même, la position finale[1] de
Putnam, en faveur du « réalisme ordinaire », n’a de sens que référée
aux travers du réalisme qu’il dénonce, à savoir ce qu’il nomme le
« réalisme avec un grand R » ou « réalisme métaphysique »,
dont la description correspond, nous le verrons, à une position qui était celle de Frege. Le but de notre
intervention sera d’essayer de comprendre ce réalisme des fondateurs, aujourd’hui
unanimement rejeté par les formes plus contemporaines de « réalismes ».
Mais comprendre ce réalisme initial de la philosophie analytique ne signifiera
pas, loin s’en faut, épouser les critiques émises au nom d’une autre forme de
réalisme (ordinaire[2], contextualiste[3],
scientifique[4]),
aujourd’hui florissant. Nous entendons, en effet, montrer d’une part que ce
réalisme dit « métaphysique » est le réalisme tel qu’il s’est
toujours défini dans l’histoire de la philosophie et que, dès lors, l’adjectif
« métaphysique » doit être délesté de son caractère péjoratif, pour
ne plus être pris que dans son acception neutre et descriptive :
Frege et Russell sont l’expression des deux branches possibles du réalisme
philosophique, tel qu’il a toujours été professé, à différents moments de
l’histoire de la philosophie. En ce sens, leurs positions sont, au niveau le
plus général, extrêmement classiques. D’autre part, bien qu’il ne s’agisse pas
pour nous de défendre ce « réalisme métaphysique », nous aurons à
cœur de veiller à restituer les
arguments de ses défenseurs. Ceci pour une raison qu’une anecdote
d’enseignant suffira, provisoirement, à exemplifier : dans une université
nord-américaine, où, on le sait, la philosophie analytique n’est guère en
position de minorité maltraitée, un doctorant, commentant le célèbre passage d’Austin
en lequel ce dernier juge « étrange », « risible » et
« délirante »[5] la
question à laquelle tente de répondre la théorie des sense data, en est venu ingénument
à se demander comment pareille théorie avait jamais pu être défendue, tant elle
heurtait le sens commun. Nous essaierons donc de comprendre les raisons de
Russell, en rétablissant le problème qui était le sien quand il introduisit
cette thèse. En effet, la question directe de l’étudiant, nous semble, par-delà les inévitables naïvetés
de l’extrême jeunesse, le symptôme de ce que trop de critiques actuelles prennent aujourd’hui pour acquis que cette thèse, dite « représentationaliste »,
est définitivement caduque, au point qu’elles en oublient de restituer (et même
parfois d’envisager) la question philosophique qui l’a motivée. Notre but ici
sera donc double : 1) dessiner précisément la figure du « réalisme
métaphysique », qu’exemplifient, de manière différente, Frege et Russell, et
tenter d’en comprendre les raisons. 2) Evaluer ce « réalisme
métaphysique », autrement que par la condamnation sans appel
(« risible, délirant »), trop souvent en vigueur aujourd’hui chez les
nombreux ennemis réalistes du « réalisme métaphysique ».
1 La structure nucléaire du réalisme dit « métaphysique ».
Qu’est donc que ce fameux « réalisme
métaphysique » vilipendé dans de nombreuses œuvres « réalistes »
contemporaines? Ce « réalisme métaphysique » se structure autour de
deux thèses : 1) une thèse ontologique de l’indépendance du monde par
rapport à nos schèmes cognitifs ou constructions mentales. C’est l’existence entièrement
indépendante d’un référent qui est affirmée. 2) Une thèse épistémologique
relative : a) au statut de la vérité : nous pouvons l’atteindre, elle
n’est pas une chimère ; et b) à sa nature, qui se détermine comme relation de correspondance univoque
(sans possibilité d’interprétation), ou encore comme type d’identité
particulière entre les propositions et leurs référents. Il s’agit ici d’une
définition a minima, c’est-à-dire
susceptible d’englober la multiplicité des figures que prend le réalisme à
travers l’histoire de la philosophie. Cette définition est globalement conforme
à celle de Putnam, qui définit le « réalisme
métaphysique » par trois traits : « 1) Le monde est constitué d’un
ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. 2) Il n’existe qu’une seule
description vraie de comment est fait le monde. 3) La vérité est une sorte de relation de correspondance entre
les mots et des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses
extérieures »[6].
Ces trois traits peuvent se dire
en deux clauses : externality et
objectivity[7].
Dans cette configuration, le monde (le
référent) peut être entendu soit comme l’environnement dans lequel nous nous
trouvons (les choses tangibles que sont l’arbre, la table, le ciel), soit comme
monde des essences (règne logico-mathématiques pour Frege, monde de l’eidos pour Platon, sphère des
universaux pour le réalisme médiéval). Que l’on détermine le monde comme
ensemble des étants de la nature matérielle ou comme univers des essences ou
sphère des universaux ne change pas l’allure générale de la structure réaliste
mise en place, à savoir qu’une entité extérieure et entièrement indépendante
valide nos constructions cognitives, lesquelles en sont, dès lors, le reflet
(vérité-correspondance). Bien que qualifié de « métaphysique » par
ses détracteurs, ce réalisme est le point commun à tout réalisme (antique,
médiéval, moderne) professé dans l’histoire de la philosophie avant le XXe
siècle et est, par-là, la configuration traditionnelle (c’est-à-dire
historiquement attestée) du réalisme philosophique[8].
Tout réalisme se définit par un engagement ontologique pour lequel le monde est
entièrement indépendant de nos schèmes conceptuels, et, surtout, par une
théorie épistémologique qui a, dans l’histoire de la philosophie, toujours pris
deux formes : nos connaissances sont soit l’image du monde, (théorie de la
vérité comme mimesis, tableau, image),
soit l’« effet » d’une cause extérieure, telle la nature ou la
matière (théorie causale de la vérité). Dans les deux cas, la vérité est
reflet, soit comme image soit comme produit d’une cause extérieure. Lorsque
les idéalistes modernes (l’utilisation systématique du terme ne date que de
Leibniz) et les rationalistes contemporains s’en prennent au réalisme
philosophique, ce qu’ils critiquent sous ce terme est, électivement, la théorie
d’une vérité comme image (réalisme antique et médiéval) ou comme effet
(matérialisme, naturalisme et déterminisme). Le « réalisme métaphysique »
vilipendé par le « réalisme ordinaire » est bel et bien le réalisme
philosophique historique. Or, ce réalisme philosophique trouve son expression
la plus pure chez Frege d’une part et Russell d’autre part.
2) Le réalisme de Frege : la thèse du monde indépendant et la théorie de la vérité comme copie.
2.1 Le monde intérieur, extérieur, et le troisième règne.
Ce « réalisme métaphysique »,
dont on nous dit qu’il reste encore vivace aujourd’hui[9], il est
licite de le faire remonter, en contexte analytique, à Frege qui entend sortir
de la conception, dominante à son époque, d’un sujet qui, rivé à ses
représentations, ne peut jamais accéder à la « chose en soi »
(idéalisme des kantiens).
En effet, si, chez Frege, nos
représentations sont et demeurent subjectives, nos pensées, en revanche, sont
objectives. Bref, la position subjectiviste, affirmée par Frege dans le strict
cadre de nos représentations, n’entache en rien la capacité que nos pensées
aient à délivrer un référent. La représentation renvoie à un :
« monde intérieur différent du monde extérieur, monde des impressions
des sens, des créations de son imagination, des sensations, des sentiments et
des humeurs, un monde des penchants, des souhaits et des décisions […], tout
cela à l’exception des volitions [sont regroupés] sous le terme de
représentations».[10]
Ces représentations se distinguent des choses du monde extérieur en ce qu’elles ne sont « ni vues, ni
touchées, ni senties, ni goûtées, ni entendues »[11]. Nous ne
voyons pas une représentation, nous « l’avons » : « Je vois
un pré vert ; j’ai alors une impression visuelle de vert. Je l’ai mais
ne la vois pas »[12].
« L’avoir » chez Frege, est le propre de la représentation ;
elle suppose un sujet qui en soit l’unique possesseur : « chaque représentation n’a qu’un
porteur (Träger) ; deux hommes
n’ont pas la même représentation »[13]. Mais de cet
« avoir » attesté, nous ne pouvons conclure à aucun
« être ». Frege aura recours à l’exemple, plus que traditionnel, du
daltonien qui ne distingue par la fraise rouge sur le vert du feuillage. C’est
pourtant bien le même objet que lui et moi voyons, mais notre impression
sensible est différente. Or, nous
ne pouvons évidemment pas, selon le célèbre adage kantien, sortir de notre
propre représentation pour la comparer à ce qu’est la chose hors de notre
représentation. De même, n’aurons-nous jamais accès à la représentation du
daltonien puisque : « il nous est impossible, pour nous hommes, de comparer les représentations
des autres avec les nôtres. [..] Chacun de nous a sa propre
représentation »[14].
Il n’y a donc qu’un seul porteur ou possesseur, et les représentations sont
aussi incommensurables que les sentiments, tant il est vrai que :
« aucun autre n’a ma douleur. Quelqu’un peut avoir pitié de moi ;
mais ma douleur m’appartient et sa pitié lui appartient à lui. Il n’a pas ma
douleur, je n’ai pas sa pitié ».[15]
Incommensurables, les représentations
peuvent également ne pas être exprimées publiquement. J’ai la sensation de ce
vert, mais je puis ne pas pouvoir la dire à autrui. « L’avoir » se
donne comme une sorte de sphère antérieure à sa ratification verbale. La
représentation, chaque fois définie par le fait indubitable de
« l’avoir », traduit une certitude[16] et une
immédiateté, antérieure à toute visée et extériorisation. Le dispositif
frégéen, comme le partage intérieur/extérieur qu’il suppose, admet bel et bien
la possibilité d’un langage privé, cible des foudres ultérieures de
Wittgenstein, et assume ainsi une certaine forme de solipsisme. Mais il ne
l’accepte que pour la sphère de la représentation (dite « sphère
mentale » ou « intérieure »), car ce solipsisme ne saurait
valoir pour les pensées, qui, à la différence des représentations, sont indépendantes
de celui qui les pense. La pensée du théorème de Pythagore n’est pas relative à
son porteur comme l’est l’appréhension de la couleur. « Tout n’est pas
représentation », nous dit Frege, et la pensée du théorème n’est pas un
contenu de ma conscience individuelle mais une signification objective qui
renvoie à un monde commun ou sphère indépendante,
qui se dissocie totalement de la sphère de notre espace représentationnel
intérieur et irrémédiablement privé : « Il faut reconnaître un
troisième règne (Ein drittes Reich)»[17].
2.2 Le réalisme ontologique et les arguments justifiant le « troisième règne ».
Par quels arguments est soutenu ce
fameux troisième règne ? Reprenons le cours du texte : Frege partage
le monde en monde intérieur et monde extérieur entendu comme monde des choses
tangibles (fraise, pré vert et tout l’inventaire des étants visibles). Le monde
intérieur est certain mais ne nous délivre aucune connaissance ; le monde
extérieur demeure douteux : « que j’ai l’impression visuelle du vert,
voilà qui ne peut être douteux pour moi ; mais que je voie une feuille de
tilleul cela n’est pas si sûr »[18]. Les
propositions mathématiques comme logiques n’appartiennent à aucune de ces deux
catégories. « Les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur ni des
représentations »[19].
C’est pourquoi elles appartiennent à un autre monde. Dans l’injonction de
Frege : « il faut reconnaître un troisième règne », la valeur du
« il faut » est celle du « on doit » ou « il est
nécessaire de ». Pour démontrer cette nécessité, Frege donnera deux
arguments : le premier consiste à montrer que sans ce postulat, nous
arriverions à une série d’absurdité. « On aurait pas le droit de dire
« le » théorème de Pythagore, mais « mon théorème de
Pythagore, « son » théorème de Pythagore »[20]. Cet
argument est clairement, un
argument transcendantal. Nos pratiques scientifiques (je dis « le « théorème de
Pythagore » et non « mon » théorème) ne peuvent être
intelligibles, explicables ou compréhensibles que par ce postulat d’un
troisième type d’existence (ni choses, ni représentations). Il s’agit donc
d’une condition de possibilité au sens où nous devons nécessairement en
postuler l’existence si nous voulons expliquer ce qui doit l’être (la pratique
mathématique). Le deuxième argument consiste à montrer que toute négation de ce
troisième règne conduit à une contradiction lourde, de type performative. En
d’autres termes, l’inverse de notre proposition (soit la négation du troisième
règne) ne peut être dite, sans contradiction : « Si quelqu’un tient
les pensées pour les représentations, alors ce qu’il reconnaît par là pour vrai
est, selon sa propre opinion, contenu de sa conscience et ne regarde, à
proprement parler pas autrui. Et s’il entendait de ma part l’opinion selon
laquelle la pensée ne serait pas une représentation, alors il ne pourrait
contester cela ; car une fois de plus, cela ne le regarderait pas »[21].
C’est donc par un argument de type transcendantal et une réduction de la
position adverse à l’auto-destruction
(qui s’apparente à une contradiction performative ou à la réduction au
silence du sophiste par Aristote en Métaphysique,
Gamma 4, type de raisonnement qui est aussi souvent présent dans une
argumentation transcendantale, qui opère par régression vers les conditions de
possibilité), que Frege légitime son fameux « troisième règne ». Nous
insistons sur ce type d’argumentation transcendantal, car il est peu relevé,
soucieux que sont, souvent, les
commentateurs de Frege soit de commenter le contenu de sa pensée en accentuant
sa rupture, jugée spectaculaire, d’avec la tradition (l’antipsychologisme, le
fait que les représentations ne soient plus synonymes de connaissance), soit de
critiquer son reste de métaphysique (généralement sous le vocable de
« mythologie du platonisme »). Entre ces deux écueils, il convenait
juste de relever que le réalisme du troisième règne est établi grâce à une
argumentation transcendantale, que Frege ne thématise pas comme mode d’accès à
la vérité mais qu’il met néanmoins en œuvre dans son texte au moment les plus
cruciaux, à savoir au moment de justifier la notion de troisième règne, sur
laquelle reposera tout l’édifice.
Le troisième règne est donc la
condition de possibilité du savoir effectivement partagé. Le théorème est vrai
parce que le théorème est. Il a une existence extérieure indépendante de notre
activité cognitive. Nous semblons nous approcher ici de la future conception
déflationniste de la vérité « redondance », en laquelle la
proposition : « la neige est blanche » est vraie, si et seulement
si la neige est blanche[22],
même si Frege parle ici des lois logico-mathématiques et non des étants
communs. La justesse de l’acte de penser le théorème est, dans cette
configuration, saisie (fassen)[23]
de ce qui est, soit : saisie
de la référence comme valeur de vérité. La saisie exhibe la disposition ou
combinaison des états de choses, qui sont telles, indépendamment du fait que
nous les connaissions ou non. La vérité de la proposition montre donc en dernière
instance la réalité des « faits »[24] : « le
théorème de Pythagore est vrai indépendamment de savoir si qui que ce soit le
tient pour vrai »[25],
et « dans l’acte de pensée, nous ne produisons pas les pensées mais les
saisissons »[26].
Dit autrement : la valeur sémantique de nos phrases est conditionnée par
les unités de sens qui la composent, lesquelles sont les manières dont se donne
la référence[27].
Les mots sont corrélés à des sens qui sont eux-mêmes des références existantes
(les idéalités logico-mathématiques du troisième règne). Certes, référence et
sens ne se recouvrent pas toujours, puisque le sens est, dans le langage
ordinaire (la langue vernaculaire), la manière dont nous est donnée la
référence (le « mode de l’être donné »)[28] ; il
est une sorte de fenêtre ouverte sur le monde, ou pour reprendre la métaphore
célèbre de Frege, image de la lune dans le télescope, mais non pas le référent
« lune » lui-même (hors télescope), ni la représentation purement
subjective de la lune, qui est l’image effective sur ma rétine, à laquelle j’ai
seul accès. C’est ainsi qu’il peut y avoir des expressions qui ont un sens et
pas de référence (« le corps céleste le plus éloigné de la terre, la suite
convergeant le moins vite »[29]),
ou qui ont plusieurs sens et une seule référence. Mais cet écart existant dans
les langues vernaculaires n’a plus lieu d’être dans le domaine
logico-mathématique, où la langue univoque de la science corrige les
flottements du langage ordinaire. Dès lors, dans ce domaine, les unités de sens
des propositions calquent bien directement les référents, sans l’équivoque ni
la pluralité possible des « manières de se donner ». Le mode de
l’être donné ou manière de se donner (sens) se réduit, dans le monde
logico-mathématique, à un seul « se donner » dans la saisie de la
pensée, qui est saisie d’un être. Le troisième règne étant celui du
« langage formulaire de la pensée pure », il est celui de la vérité
ou de la transparence postulée
entre « sens » et « référence ». Dans ce dispositif, la
vérité est d’abord la propriété de l’être pensé : le théorème de Pythagore
dans son contenu est vrai, c’est un « fait ». Nous avons là
clairement un réalisme ontologique qui postule un monde d’entités existant
indépendamment de nous, monde subsistant en soi quand bien même nous ne le
penserions pas. Ce « fait » conditionne, en outre, la vérité de ma
« saisie » ou acte de pensée. C’est ce dernier point qui mérite d’être
approfondi, car c’est lui qui conditionne le passage au réalisme
épistémologique.
1.3 Le réalisme épistémologique : la saisie (fassen) de l’être-vrai.
En fait, une ambiguïté semble se
manifester dans la position de Frege qui paraît hésiter entre plusieurs
options. Frege, comme chacun sait, rejette avec la dernière véhémence la notion
d’une vérité « correspondance » comme accord entre ma représentation
et la chose. Comme le note P. Engel « Il
semble dire par là qu’il n’y a rien de plus dans il est vrai que p, que le
jugement que p lui-même »[30].
Dans ce cadre, il serait le précurseur de la conception déflationniste de la
vérité. Dire que p est vrai c’est dire que p, et la vérité n’est pas une
propriété de nos énoncés mais simple redondance : « p est vrai =
p ». Mais, et la gît l’équivoque, Frege tient néanmoins, comme le remarque
Engel, la vérité pour une propriété
de nos pensées (de notre saisie du théorème)[31], et
n’anticipe donc pas, totalement,
la théorie déflationniste de la vérité. Par-là, risque de resurgir, au niveau des
pensées et non plus des représentations, le problème de la conformité, au sens
où comme le souligne P. Engel
« nos pensées quand elles sont vraies sont conformes à l’être vrai ».
Pour tenter de résoudre cette
difficulté, nous devons, semble-t-il, prendre en considération, le
dédoublement, supposé par Frege, dans la notion de pensée. Dans le terme
« pensée », il faut, nous dit-il, faire une distinction entre ce qui est pensé (l’être vrai)
et l’acte de penser (notre saisie de l’être vrai). La distinction pertinente
ici s’effectue donc entre : « ce qui est pensé » comme contenu et
« l’acte de pensée » comme saisie par une faculté humaine :
« A la saisie des pensées, il faut qu’une faculté particulière de l’esprit
(la capacité de penser) corresponde »[32].
Cette distinction entre contenu et acte au sein de ce qui est pensé (distinction sur laquelle faisaient fond aussi bien
le post que le néo-kantisme, et que Frege, comme Husserl, hérite de Lotze, qui lui-même la tient
de Fichte[33])
permet de rendre compte du double aspect de la vérité qui caractérise aussi
bien « l’être pensé » que la saisie de cet être pensé. La pensée
(être-pensé) désignent les faits, soit les contenus exprimés par des phrases déclaratives. Ces phrases
déclaratives saisissant (actes de pensée) ces faits, ont, par là même, la
propriété d’être vraies. Mais ce dispositif a pour inconvénient de reposer au
niveau de la pensée, la question de la conformité ou correspondance, évacuée au
niveau de la représentation. Si, pour Frege, la vérité reste une propriété de
ma proposition (ce qu’elle ne sera plus dans le cas de la vérité redondance),
alors la question de la divergence possible entre ce qui est pensé et l’acte de
penser se repose. Pour le dire autrement : nous pourrions postuler, un
« être vrai », un troisième règne, un domaine de ce qui est vrai (les
faits) et une incapacité humaine structurelle à le dévoiler (notre saisie des
faits). Par quel miracle, dès lors, notre acte de pensée est-il capable de saisir véritativement l’être
pensé, qui est l’être vrai ?
Pourquoi, par exemple, Frege n’envisage pas une possibilité sceptique[34],
que pourtant sa position permet : il y aurait des faits, des entités ou
pensées vraies dans le troisième royaume (réalisme ontologique, externality), mais nous ne pourrions les
saisir (scepticisme épistémologique, objectivity)
en raison de notre finitude indépassable. Quelle est la nature de la conformité
postulée entre « ma saisie
est vraie » (ou est la bonne ou est meilleure qu’une autre) » et
« les faits sont vrais » ? Si Frege les distingue, ne les
considérant pas comme une et même (et il le fait), il doit, alors, préciser la
nature de la relation entre les deux. Pour le dire autrement, soit le théorème
de Fermat du temps de Frege : il est utilisé mais non encore prouvé,
Fermat ayant omis de nous dire quelle était sa « démonstration si facile ».
Dans le cadre de la position de Frege, le théorème de Fermat est vrai de toute
éternité. Il ne dépend en rien de notre connaissance, ni de notre saisie, ni de
notre capacité à le connaître. Il est un fait du troisième règne, entité du
monde objectif de l’esprit (ou de l’esprit objectif[35]). Néanmoins,
parce que le théorème de Fermat n’est pas prouvé, à l’époque de Frege, la saisie de ce théorème n’était pas
entièrement adéquate. Il y a donc bien un hiatus entre le fait vrai et sa
saisie comme vrai. Notre saisie, impuissante à l’époque à saisir le fait, ne
pouvait être dite entièrement vraie. Saisir une pensée (un fait qui est vrai),
c’est être en relation avec cette pensée, ou comme le dit Frege :
« entrer en relation avec cette pensée »[36].
La question de la nature de la relation entre le fait et sa saisie se repose
bien ici, comme passage du réalisme ontologique (il y a un monde indépendant)
au réalisme épistémologique (nous pouvons le connaître adéquatement, et ne
sommes pas réduits à le postuler sans pouvoir y accéder, telle la chose en soi
chez Kant). De même, le théorème de Pythagore, nous dit Frege, était vrai avant
son « extériorisation verbale », (c’est son être-vrai, le
pensé), mais, avant sa découverte,
aucune saisie n’y correspondait
(l’acte de pensée). Il y a donc évidemment une différence entre les deux, et
leur relation doit donc être explicitée. Mais comment le faire, si ce n’est en
disant que ma saisie devient vraie quand elle coïncide avec l’être-vrai, et
reposer ainsi la question de la correspondance ?
Face à cette question de la
« conformité », trois solutions sont possibles : soit une
conception déflationniste, soit
une conception en termes d’identité ou de transparence, soit une conception qui
considérerait la vérité comme un mystère, (voire comme un des transcendantaux,
au sens médiéval) et postulerait, qu’en dernière instance, la vérité ne peut se
dire. Bien qu’ayant expressis verbis
affirmé la première solution et envisagé la dernière, il semble, néanmoins, que
Frege choisisse la solution de l’identité ou plus exactement de la
transparence, pour reprendre le terme utilisé par Engel. Notre pensée du
théorème de Pythagore serait donc une sorte de « transparent » ou de
décalque de l’être vrai. C’est
ainsi que la vérité, comme propriété de ma proposition (de ma saisie),
deviendrait une sorte de réplique, de tableau, de ‘transparent’ des faits et de leur disposition in re. Ce sont bien ces faits vrais (soit la pensée comme « ce
qui est pensé », comme entité du troisième règne) qui confèrent à ma proposition (soit la
pensée comme saisie, comme le « penser »), sa propriété d’être vraie
et l’on comprend, dès lors, comment ce réalisme analytique rejoint un certain
réalisme platonicien des essences[37],
comme il renoue avec une certaine entente médiévale du terme, qui affirmait
l’existence réelle des universaux. Il y aurait, nous dit Frege un monde de
l’esprit (réalisme ontologique) et ce monde de l’esprit est atteignable par nos
propositions logiques et mathématiques qui sont conformes aux composantes de ce royaume. Dans le réalisme de Frege
comme dans les réalismes médiévaux, la thèse d’une indépendance du monde
(sphère des essences) est corrélée à l’idée d’une définition de la vérité
entendue comme exhibition (‘transparent’) d’un fait vrai, indépendant de mon
acte de pensée et de nommer. Le réalisme de Frege exemplifie donc les deux
thèses centrales de tout réalisme fort défendu au cours de l’histoire de la
philosophie : un réalisme ontologique qui postule l’indépendance d’un
monde, existant en soi, sans notre connaissance, et un réalisme
épistémologique, qui postule que nos connaissances peuvent atteindre ce monde
indépendant, par le biais, ici, d’une théorie classique de la vérité comme mimesis, miroir ou image. La proposition
vraie est celle qui correspond au monde en soi, sans nous.
1.3 Transcendance, immanence ou transcendantal ?
C’est, globalement, ce type de réalisme
que Putnam dénonce comme réalisme avec un grand « R », ou
« réalisme métaphysique ». C’est, nous dit-il, un réalisme qui « veut que la
vérité soit quelque chose qui aille au-delà
du contenu de l’énoncé et
grâce à quoi l’énoncé est vrai ». Le réalisme métaphysique postule
un au-delà du discours, une transcendance qui, aux yeux de Putnam, dit plus
qu’il ne peut, puisqu’il suppose
un X hors de notre langage, qui en
serait le fondement et le garant. Non seulement ce réalisme postule une
transcendance (la référence hors de nous, « le troisième règne »
indépendant) mais il y arrime la
vérité. Ainsi défini, le fameux problème de la correspondance ne peut qu’y
resurgir, quoiqu’en ait Frege qui prétend pourtant l’évacuer, mais y revient,
en dernière instance avec la notion de conformité puisque : « nos
pensées sont, quand elles sont vraies, conformes à l’être vrai »[38].
De même que dans le Tractatus la
problématique du Bild prétendait en
finir avec les apories de la vérité-correspondance sans, comme l’admettrons les
Recherches, y parvenir, le dispositif
de Frege semble devoir se heurter au même problème, soit : que signifie
cette conformité postulée entre être vrai et pensée ?
Cette conformité (soit comme
correspondance, soit comme transparence, voire comme isomorphisme) entre l’être
vrai et ma proposition comme vraie demeure, aux yeux de Putnam, chez Frege
comme dans d’autres formes réalismes, une propriété mystérieuse, magique[39],
sorte d’énigmatique « glu métaphysique » entre l’être et le vrai.
En fait, par ce type de réalisme, Frege
renoue, par-delà l’idéalisme moderne, avec un réalisme extrêmement classique (médiéval
et antique), en ce qu’il identifie la vérité de la chose (le
« fait ») et la vérité dans l’intellect (« pensée comme
saisie »), et en ce que, en
dernière instance, « être vrai » signifie « être ».
Néanmoins, nous pouvons, à la lumière de nos analyses, clairement percevoir comment
Frege ne sort pas, pour autant, totalement du dispositif représentationaliste
moderne, puisque son partage entre « représentations » (sphère
mentale et privée) et « pensée » (monde objectif du troisième
règne) garde intacte la scission
entre intérieur et extérieur, immanence et transcendance, sujet et objet. La
structure sujet-objet n’est pas critiquée ni la démarcation entre la sphère du
sujet (monde intérieur) et de l’objet (monde indépendant des faits). Le partage
entre représentations et pensées assume en fait l’ancienne scission entre la
sphère mentale du sujet et la sphère de l’objet comme référent extérieur,
sphère constituée ici des « faits » mathématiques. Ratification
paradoxale du modèle cartésien, que notera Wittgenstein, qui aura à cœur dans
les Recherches de détruire jusqu’à
ses racines ce modèle, dont lui-même semblait dépendant dans le Tractatus.
Nous pouvons donc dire que l’un des
pères du réalisme de la philosophie analytique se situe dans une configuration
doublement traditionnelle. Si Frege, assurément, a introduit une révolution en
logique par sa substitution du dispositif fonction/argument, à la
traditionnelle relation sujet /prédicat, il n’en demeure pas moins qu’eu égard
à la structure générale de sa philosophie, il s’inscrit, tout d’abord, dans la
tradition antique et médiévale par sa thèse de l’indépendance du monde par
rapport à nos représentations et par sa théorie d’une vérité comme sinon mimesis, à tout le moins comme
conformité ou « quasi » identité (le ‘transparent’). Il s’inscrit
ensuite dans la tradition moderne par son acceptation de la scission entre
représentations subjectives
(sujet) et pensées objectives (objet). En ce sens, Frege accomplit un
double geste : il ratifie le dispositif moderne puisque, de fait, nos
représentations ne nous donnent jamais accès à un monde « en soi ».
Mais en même temps, il le neutralise en le reléguant dans la sphère du
« privé » ou du « mental ». Ce qui lui permet de renouer,
par-delà la modernité, avec le
dispositif du réalisme classique qui postule l’indépendance d’un monde comme en
soi transcendant dont nos pensées sont le ‘transparent’. Enfin, et nous y
insistons[40],
ce dispositif : (le troisième règne comme fondement) est justifié par une
argumentation de type transcendantal, comme remontée aux conditions de
possibilité et conscience d’impossibilité (contradiction performative).
Plus globalement, nous pouvons décrire
ce dispositif frégéen de la manière suivante : le sujet n’y vise
pas un être par ou à travers ses représentations, mais il a ces représentations
(thèse de « l’avoir » et de son indéniable immédiateté). Ses pensées
ne visent pas non plus, stricto
sensu, un extérieur mais saisissent directement l’être vrai ou,
plus précisément encore, sont l’être vrai. Il n’y a donc pas chez Frege de
« visée » ni de problématique de « l’accès à »,
ni pour ce qui concerne le monde de la représentation ni, finalement, pour
le troisième règne ou esprit. La relation dans les deux cas n’est pas celle
d’une voie d’accès : il y a une immédiateté de l’avoir des représentations
et, pour le troisième règne, une transparence entre ma saisie (penser) et
l’être (chose pensée comme être du 3éme règne). La problématique de
« l’accès à » se trouvera, en fait, thématisée par le sens (Sinn) qui est, pour l’homme, la voie
d’entrée dans la référence. Mais normalement, ce sens qui, dans la vie courante, peut revêtir plusieurs figures en
tant que « mode de l’être-donné », ou manière dont la chose se donne,
doit, dans la langue de la science, ne plus être que le transparent de l’être
donné, soit l’être donné lui-même. Si une ambiguïté subsiste entre le sens
comme voie d’accès et sa référence, alors nous ne sommes plus dans la langue de
la science (logique et mathématiques), mais dans les langues vernaculaires et
les disciplines qui s’y lient, rhétorique, histoire, etc. L’analyse des modes
de données (sens) est donc le fait de disciplines autres que la philosophie.
Ainsi, nous assistons, de la part de Frege, à un clair réaménagement du
sujet moderne : tout point de vue (je vois d’un certain angle) est relégué
dans la sphère du privé, du psychologique et de la non-connaissance. Néanmoins,
ce point de vue est maintenu : il y a bien une sphère intérieure et le mot
« représentation » n’est pas banni ni nié (comme il l’est aujourd’hui
dans tous les réalismes ordinaires), mais situé. Mais ces représentations ne
nous donnent accès à rien et sont indépendantes de la question de la
vérité ; elles ne concernent pas la théorie de la connaissance ou l’épistémologie.
En revanche, dans la sphère de la pensée, ce qu’il s’agit de faire est de
proscrire toute idée de point de vue ou d’angle, qui nous donnerait un accès
indirect à la chose. Le regard comme point de vue est nié, comme est évacué le
problème de son impact possible sur la chose. C’est la position que Putnam a
qualifié, après d’autres[41], de « point de vue de nulle
part », point de vue qui travaille à l’inverse de l’angle de vue,
puisqu’il entreprend de supprimer le regard et à prendre le point de vue
englobant de l’être en soi (surplomb, tour de Leibniz, ou regard de Dieu).
L’identité (isomorphisme) entre la « pensée » comme saisie et le
« pensé » comme être vrai est ce qui assume la liaison.
Le réalisme métaphysique sera donc
critiqué, par les réalistes analytiques contemporains comme « point de vue
de nulle part », qui sera associé au point de vue de Dieu ou encore à la
transcendance. Contre cette tentative frégéenne de dépasser le dispositif des
points de vue (le perspectivisme) sera donc postulée, au nom de notre finitude
radicale, une immanence totale, qui caractérise, par exemple, le
« réalisme ordinaire ». Le débat entre réalisme métaphysique et
réalisme ordinaire (« direct » ou « naturel », nous dit
Putnam) se définira progressivement comme partage entre une position
transcendante (« réalisme métaphysique ») et une position immanente,
sans que nul ne relève aujourd’hui
que Frege parlait plus en termes de « transcendantal » (le troisième
règne comme condition de possibilité) qu’en termes de transcendance. En un mot,
le débat s’est historiquement crispé autour du couple transcendance/immanence,
sans que soit prise en compte le type d’argumentation utilisée par Frege pour
nous convaincre de l’existence du troisième règne.
En effet, il pense en termes de
conditions de possibilité, soit de quelque chose qui n’est pas
« donné », mais doit être nécessairement postulé. Ce qui, à nous
yeux, entraîne deux conséquences : d’une part qu’une critique à partir du
simple constat que nous n’avons pas ce troisième règne sous les yeux (il n’est
pas « donné ») ne peut être efficace, puisque stricto sensu ce troisième règne est une condition de possibilité
et non un donné. D’autre part, et surtout, que Frege, bien que mettant en œuvre
une argumentation de type transcendantale (le troisième règne est une
condition) ne la réfléchit pas dans sa définition de la vérité qui est saisie
« de l’être vrai ». Il aurait dû thématiser ce type d’accès à la
vérité (comme recherche des conditions de possibilités de nos pratiques, par
exemple, mathématiques, où nous ne disons pas « mon » théorème de
Pythagore), et ainsi parvenir à l’idée qu’il y avait une autre définition de la
vérité (ou de son approche) qu’en terme de saisie directe. Il y a bien là un
hiatus entre la définition de la vérité retenue (« ce qu’il dit » :
la vérité comme saisie de l’être vrai) et celle implicitée par l’argumentation
(« ce qu’il fait », qui prend la forme suivante : si on admet
pas X -le troisième règne-, alors on ne peut expliquer Z, -nos pratiques mathématiques).
C’est à nos yeux ce qui rend le réalisme classique de Frege problématique et fait apparaître comme une décision
non justifiée, sa volonté de ne penser la vérité que pour les propositions
logico-mathématiques, et de reléguer dans le domaine du sens l’ensemble des
autres propositions. Cela étant, ce ne sont pas ces arguments que retiennent
les réalistes ordinaires. Insistant sur le point de vue de nulle part, ils lui
opposeront l’ancrage dans une situation (notre point de vue), transformant
ainsi le débat en un débat qui ne comprend que deux termes soit l’affirmation
de la transcendance (« point de vue de nulle part »), soit celle de
l’immanence totale (« notre point de vue, notre situation »). Nous
pensons qu’une autre position contre le réalisme métaphysique de Frege est possible et cela en montrant que le
contenu de sa définition de la vérité est incompatible avec une autre
définition de la vérité que pourtant il met, de fait, en œuvre aux moments les
plus importants de son système (pour l’établissement du troisième règne qui
fonde l’ensemble de sa philosophie).
Mais quoiqu’il en soit de cette
critique possible de sa philosophie, nous pouvons, au terme de ce parcours,
caractériser avec précision le réalisme de Frege, qui se révèle un réalisme
classique, largement représenté dans l’histoire de la philosophie, et que
structure deux thèses : a) L’affirmation d’un réel comme entièrement
indépendant de notre acte de connaître (le troisième règne existerait quand
bien même les hommes resteraient à jamais enfermés dans la caverne) ; b)
La détermination de la relation entre nos énoncés de connaissance et ce dont
ils parlent (le référent, le réel) comme une relation de mimesis (mon énoncé reflète le réel), ou de correspondance (image,
tableau, isomorphisme). C’est cette relation comme correspondance qui confère
leur vérité à mes propositions.
Ce premier type de « réalisme
métaphysique » compris, envisageons le deuxième type pris à parti par les
« réalistes » contemporains, à savoir la très fameuse théorie de la
représentation de Russell. Réalisme différent de celui de Frege, mais qui
néanmoins retrouve lui aussi une des structures principales des différents réalismes, soutenus dans
l’histoire de la philosophie.
3. Russell : Du réalisme indirect au physicalisme radical.
3.1 La cible des attaques : la théorie des sense data.
La cible des attaques des réalistes contemporains
(ordinaires, contextualistes, scientifiques) est aussi le réalisme indirect de
Russell. C’est plus précisément sa théorie des sense data qui est attaquée de toutes parts. Sellars en fait une
des exemplifications du fameux mythe du donné[42], Putnam la
récuse sous le nom de théorie de l’interface et Travis la stigmatise, sous le
terme de « représentationalisme », comme la mère de toutes les
erreurs. C’est en fait la problématique de l’accès que nous retrouvons avec cette
théorie. Pour Russell, nous ne connaissons pas directement les objets mais y
accédons indirectement ou médiatement au terme d’un processus inférentiel.
Cette thèse, au sein du parcours
parfois mouvant du philosophe, demeure longtemps inchangée. Comme l’écrit
Sébastien Gandon : « lorsqu’il adhérera finalement, dans Analysis of Mind, au monisme neutre,
Russell reprendra [Russell 1921, 93–107] sans les modifier ses analyses des
relations entre sense-datum et objet
physique de 1912-1914. La conversion de Russell à la nouvelle métaphysique,
loin de manifester un abandon des positions esquissées dans On Matter, constitue donc au contraire,
de l’aveu même de l’auteur, une extension de l’analyse effectuée avant-guerre »[43].
On pourrait aller plus loin et ajouter
que, récapitulant, au soir
de sa vie, l’histoire de ses idées
philosophiques, Russell maintient ce que nous appelons son réalisme indirect :
« Nous ne pouvons pas supposer que la chose physique est ce que voit
quelqu’un »[44],
écrit-il en 1959. Russell
n’abandonne rien ici de ce réalisme indirect des sense data, termes thématisés très tôt dans un texte comme Problems
of philosophy. Suivons donc les étapes de cette introduction des sense data, pour en éclairer la
fonction.
Au tout début de Problems of philosophy[45],
Russell décrit, de manière quasi phénoménologique une situation banale :
l’apparition de cette table, là devant nous : « Let us concentrate
attention on the table » (§3). Il est évident, nous dit- il, que celle-ci
peut être vue sous une multiplicité de perspectives, à la fois par moi qui la voit d’abord brillante et brune,
alors que sous un autre éclairage, elle peut paraître plus mate ou plus claire,
et par autrui, qui par définition n’occupe pas ma portion d’espace et la
perçoit selon un autre angle de vue. Faisant varier (en suivant le modèle de
l’analyse du morceau de cire) notre appréhension de la table selon les
différents sens, il montre qu’il y a une multiplicité des perspectives possible
sur cet étant quelconque. Notre point de départ est cette multiplicité des
points de vue et non une position surplombante sur l’objet qui nous le
donnerait, abstraction faites de ses silhouettes[46],
c’est-à-dire en totalité et
indépendamment de notre prise sur lui. « Il est évident [..] qu’il
n’y a pas de couleur qui apparaisse, de manière prééminente, être la couleur de la table. […] la table
apparaît être de différentes couleurs pour différents points de vue, et il n’y
a pas de raison de regarder telle nuance comme plus réellement sa couleur
qu’une autre »[47]. Ce à quoi nous avons accès sont
des qualités changeantes (couleur, texture, saveur, etc.). Là est la prise directe,
là est aussi la certitude, puisque nous ne pouvons douter que nous voyons cette
couleur, sentons cette odeur même si, prend soin de noter Russell, nous pouvons
halluciner cette table. Nous avons cette perception de brun et cet
« avoir » ne peut être remis en question. Dit autrement, le contenu
de la sensation nous est donné. C’est sur cette notion de « donné »
que fera également fond Moore, qui
à la même époque, introduit cette notion de sense
data dans l’espace philosophique. Il précise ainsi dans Some main problems of philosophy :
« Je propose d’appeler ces choses, la couleur, la taille et la forme, des sense-data. Ce sont des choses données
ou présentées par les sens ». Ce donné ne peut-être nié et c’est là ce
qui lui confère son irréductibilité comme son caractère de fondement. Par ce
donné, Russell estime fournir une première réponse à la question,
rigoureusement cartésienne, qui ouvre son texte et en conditionnera toutes les
analyses : « « Y a-t-il, dans le monde, une connaissance qui soit si certaine qu’aucun homme
raisonnable ne puisse en douter ? »[48].
L’introduction de la thématique du donné est donc fonction de cette recherche
de l’indubitable. Le donné est une sorte point fixe et irréductible au-delà
duquel on ne peut aller et sur lequel on doit s’appuyer pour tout reconstruire.
Parce qu’ils ne peuvent être niés, les sense
data sont l’objet d’une connaissance à la fois immédiate, c’est-à-dire non médiatisée par le raisonnement ni produite par une inférence, et certaine : je ne puis remettre en
question la couleur vue, quand bien même je serais le jouet d’une
hallucination. Je puis, certes, me sachant sous l’emprise de quelque drogue, ne
pas vraiment croire que ce nuage
rouge écarlate existe en dehors de moi, mais je ne puis pas dire que je ne perçois ni ne vois ce rouge écarlate. Si entre l’apparence, que Russell définit
comme ce que les « choses semblent être », et la réalité (« ce
que les choses sont ») peut se glisser une distorsion (comme dans
l’hallucination ou les illusions d’optique), il n’en demeure pas moins que
l’apparaître en tant que tel ne peut être nié. Que ce nuage rouge me trompe
tant qu’il pourra, il ne saurait faire que je ne le vois pas. L’apparaître est
donc ce que j’expérimente comme tel, l’irréductible qui ne peut être nié, le
« fait » qui deviendra
le point de départ de toutes mes élaborations ultérieures.
Bien qu’apparemment très
proches des discussions du XVIIéme siècle autour des qualités premières et
secondes (empirisme de Locke comme immatérialisme de Berkeley), cette position
ne consiste néanmoins pas à insister sur la sensation ou les actes psychologiques
du sujet. Les sense data ne sont pas
à comprendre du côté de l’acte de sentir (opération du sujet), mais de la chose
sentie (contenu du senti). La dimension psychique importe peu, seul compte le
fait que le sense datum soit la face
visible de l’objet lui-même, son aspect, sa surface. Russell y insiste, qui
établit une ligne de démarcation entre ce
qui est ressenti, objet du sentir, et l’acte de ressentir, sujet de la
sensation. Les sense data sont les
aspects (couleur, forme, etc.) que présentent les choses ; ce sont ces
aspects que nous connaissons directement, sans médiation, au sens où nous ne
pouvons nier que nous les avons, qu’ils nous sont donnés. C’est ainsi qu’il
précise : « Nous donnerons le nom de « sensation » à
l’expérience d’être immédiatement conscient de ces choses. Ainsi, chaque fois
que nous voyons une couleur, nous avons une sensation de la couleur mais la
couleur elle-même est un sense-datum
et non une sensation »[49].
Si, pour parler avec Husserl, dans toute sensation ou perception, il y a un pôle subjectif (l’acte de sentir, de percevoir), le sense datum (le rouge, la forme ronde)
est autre chose que cet acte subjectif ; il est le pole objectif du sentir, un certain contenu ou une sorte de versant noématique, qui
seul le définit stricto sensu. Nous
assistons donc à une sorte de dédoublement de la polarité sujet-objet. Elle est
à la fois maintenue (puisque la sensation correspond au pôle sujet, le sense data au pôle objet), et en même
temps redoublée puisque ce sont à des sense
data (des données, des contenus de sensation) que nous avons directement
accès et non à des objets.
L’objet, indépendamment de la perspective que je peux avoir sur lui, n’est, en
effet, pas atteint immédiatement. Il ne peut l’être qu’indirectement par le
biais de cette première base que sont les sense
data. La saisie directe nous délivre ensuite, par inférence, une
connaissance qui ne sera plus ni immédiate ni directe : celle du monde, de l’objet,
de la matérialité.
Nous sommes donc en présence d’un
dispositif de la relation sujet-objet complexifié puisqu’elle compte trois
termes et non plus deux : la sensation (pôle sujet), le sense data (pôle objet), et au-delà de cette première corrélation,
le monde des objets, que Russell nomme « l’objet physique », dont la
connaissance est indirecte et construite parce que produite au terme d’une
série d’inférences et de recoupements. C’est ce dispositif qui sera reproché à
Russell sous le nom de théorie de l’interface (Putnam), du voile (Sellars), ou
tout simplement de la représentation (Malcolm, Travis, Benoist). Comme cette
théorie passe actuellement, à la
suite d’Austin, pour à ce point « délirante »
ou « risible » qu’on en vient même à se demander comment elle a pu
être formulée, il convient de restituer les arguments par lesquels Russell justifie la nécessité de son
introduction, soit de répondre à la question de la fonction des « sense data ».
3.2. Les arguments philosophiques de Russell en faveur des sense data.
Le premier argument est évidemment le
fait même de l’hallucination que Russell emprunte aux débats de la philosophie
classique. Loin de considérer que tout questionnement sur l’être et
l’apparaître est « risible »,
Russell prend acte du fait que dans le rêve nous percevons un monde, et qui
plus est, un monde possiblement ordonné ou cohérent : je vois bien la mer
et le mouvement des vagues sur les rochers, je vois précisément telle personne,
morte depuis longtemps, j’entends sa voix et comprends ses propos, tout cela
sans qu’il n’y ait de monde puisque, pour citer Descartes, « je suis tout
nu dedans mon lit ». Russell remarque que ce n’est qu’au niveau du
questionnement philosophique, c’est-à-dire de la réflexion, et non au niveau de
l’expérience pratique, que ce fait indéniable (durant presqu’un tiers de
mon existence terrestre, je perçois
un « monde » sans
qu’il n’y ait de monde) peut devenir objet de questionnement. Mais loin
de récuser tout questionnement philosophique, il le glorifie car si la
philosophie : « ne peut pas répondre à autant de questions qu’on le
souhaiterait, elle a au moins le pouvoir de poser des questions qui accroissent
l’intérêt du monde et montrent l’étrangeté et le merveilleux qui gisent juste
en dessous de la surface des choses les plus communes de la vie
quotidienne ».[50]
Il convient d’insister sur ce point car dans la récusation
par Austin des sense data, l’argument
principal ne consiste pas à discuter de front la question du rêve, mais à
déclarer non légitime tout questionnement philosophique sur ce point. Reprenons
à ce titre la citation déjà mentionnée d’Austin relative à la question du bâton
qui apparaît brisé dans l’eau alors qu’il est droit. : « Car après tout,
on a suggéré qu’une telle difficulté existe, une difficulté qui, par ailleurs,
réclame une solution assez radicale, c’est-à-dire l’introduction des données
sensibles (sense data). Mais quel est
le problème que nous sommes amenés à résoudre de cette façon ? Eh bien, on nous
dit que dans ce cas nous voyons
quelque chose et, ce quelque chose, qu’est-il « s’il n’est pas la chose
matérielle ? » Mais cette question est parfaitement délirante»[51].
Austin, comme Wittgenstein, ravale les questions philosophiques à des questions
de fous, là où Russell cherche à s’inscrire dans la tradition philosophique et
à la transmettre. A ce titre, le terme « wonder » traduit à la fois le merveilleux du monde et l’émerveillement
de qui s’y confronte, écho sans ambiguïté au thème séculaire de l’étonnement, moteur de l’interrogation
philosophique (Thaumazein »
signifiant littéralement « émerveillement », wonder). La différence est donc d’approche ou d’attitude (s’inscrire
ou non dans un type de
questionnement) et non de contenu. Austin, en effet, n’entend pas répondre,
par des arguments, à la question du rêve, qui, chaque jour de notre vie,
atteste que nous voyons quelque chose qui
n’est pas la chose matérielle, bref atteste qu’un apparaître précis peut
apparaître sans qu’une matérialité extérieure n’y corresponde. Les couleurs
dans le rêve sont aussi éclatantes que celles du tableau au musée et ses
figures aussi clairement identifiables que dans une toile du Greco ; de plus, le rêve est une expérience on
ne peut plus ordinaire et commune (qui ne rêve pas ?). Pour Russell ce
phénomène quotidien a incité l’humanité pensante à demander : qu’est- ce
que le monde qui apparaît si un apparaître sans monde se donne quotidiennement
à nous ? Pour Austin, il n’y a rien là à questionner. La différence entre
les deux auteurs est claire : c’est bien dans le type de questionnement
qu’ils diffèrent et non dans la réponse au problème abordé. Récuser une
position en rejetant son type de
questionnement n’est pas la même chose que contester une réponse et en fournir
une autre[52].
Cette différence se fait encore
plus sentir dans le deuxième argument qui explique l’introduction par Russell
de ces fameux « sense data ».
Nous l’avons dit la question initiale
des Problems of philosophy est une
question cartésienne puisque la recherche de Russell est celle de la certitude,
hors de tout doute possible : « Y a-t-il une connaissance en ce monde qui
soit si certaine qu’aucun homme raisonnable ne puisse en douter ? »[53].
Russell, juste après l’énoncé de cette question, prend soin de noter son niveau
à la fois radical et déconcertant (puzzling)
pour la conscience commune. Mais la philosophie, dit-il, a précisément en
charge d’explorer « tout ce qui rend de telles questions déconcertantes»[54].
Il a ainsi à cœur de situer sa démarche par rapport à Descartes et Berkeley. A
ce titre, il reconnaît combien il est impossible de sortir de ce type de
position de manière argumentée[55]. Loin d’être la marque d’une position délirante, l’immatérialisme solipsiste
de Berkeley[56]
est traité par Russell comme une possibilité tout à fait rationnelle. A ce
titre, il écrit, dans Problèmes de
philosophie : « Il n’y a aucune impossibilité logique dans la
supposition que la vie entière est un rêve dans lequel nous créons nous-mêmes tous
les objets qui se tiennent devant nous »[57].
De même rend-il hommage à Descartes qui « en inventant la méthode du doute
[…], rendit un grand service à la philosophie »[58].
Or, si Russell, bien que non idéaliste,
défend le caractère possiblement sensé d’un sujet qui, procédant à partir de
lui-même n’a par-là qu’un accès indirect au monde (le mouvement s’effectuant
chez Russell de l’intérieur –les sense data- vers l’extérieur- le monde), c’est
parce que d’emblée sa question se situe au niveau de la connaissance et de la
certitude. Peut-on arriver à quelque chose qui ne peut être nié et, si oui,
quelle est la nature de cet indubitable ? En affirmant d’emblée l’horizon
épistémologique de son questionnement, il signifie qu’il n’entendait pas parler
du sujet de la vie concrète qui doit se former avant d’atteindre la réflexion
philosophique, mais bel et bien du sujet de la connaissance. Comme l’affirmait
déjà Descartes, il n’était pas question, lorsqu’il mit en œuvre son doute
méthodique, de prétendre parler du sujet de la conscience commune, que la
philosophie du langage ordinaire prendra, en revanche, pour objet et norme de
toute élucidation. Loin de décréter que nous sommes tous et en toutes
circonstances un sujet de certitude, Descartes postulait simplement qu’il nous
faut, « une fois au moins » en notre vie, tenter de le devenir,
moyennant un exercice (le doute radical) qui n’a évidemment pas sa place, pour
Descartes, dans notre vie ordinaire. Son but était de construire une science
certaine, non de penser l’existence concrète de l’individu pris dans un
commerce pratique avec le monde. C’est pourquoi, pensait Russell, cette
tournure « idéaliste » de la philosophie n’est pas si facile à mettre
en échec. C’est pourquoi aussi, le clivage entre philosophes ne se fait pas,
ici, entre paradigme analytique et paradigme continental, mais bien entre ceux
qui parlent de la connaissance et élucident, dès lors, notre rapport cognitif au monde, et ceux qui n’en
parlent pas, et interrogent ainsi notre relation existentielle ou ordinaire au
monde. Soit, pour le dire autrement, le partage se fait entre un questionnement
qui cherche à connaître scientifiquement le monde, et donc le vise comme objet
susceptible d’être vrai ou faux (problème épistémologique), et un sujet immergé dans ce monde qui cherche moins
à le connaître qu’à s’y déplacer ou s’y adapter.
Restituer la position de Russell sur
les sense data suppose donc de ne pas
perdre de vue le questionnement qui la conditionne, ce que font fait trop
souvent les critiques contemporains des sense
data qui, à la construction épistémologique de Russell, objecte des
exemples empruntés à quelques situations quotidiennes, qui visent à montrer,
par exemple, que dans la vie ordinaire nous ne cherchons pas à connaître
l’objet mais plutôt à nous en servir ; bref, qui cherchent à nous montrer,
pour le dire avec Leibniz, combien : « nous sommes empiriques dans
les trois quart de nos actions ». Là encore, la négation de la légitimité
d’une question entraîne la possibilité de poser la réponse comme
« délirante ». Mais cette réponse, ramenée à la source de son questionnement
propre, est moins « délirante » qu’il n’y paraît. C’est ce que montre
également le troisième argument, de loin le plus prégnant, par lequel Russell
justifie cette introduction.
Russell, très tôt, a pris conscience de
ce que l’on pourrait appeler le tournant idéaliste de la science contemporaine[59].
Si comme le regrette Bouveresse la méfiance envers les sens marque notre
rapport contemporain au monde (la problématique du doute n’affectant à aucun
moment la vision aristotélicienne du monde[60]), c’est, en
fait et trivialement à notre sens, parce qu’Aristote n’a pas rencontré Galilée. Russell (comme
Husserl) a pris acte de la césure entre le monde de la conscience ordinaire et
le monde de la science. Le
réalisme de Russell n’est pas un réalisme qui fait fi d’un certain nombre de
propositions scientifiques ni ne les critique, comme le feront les tenants du
« réalisme ordinaire », tels Hacker et Bouveresse à sa suite[61].
Dès lors, à la question aujourd’hui formulée de toutes parts par les
« vrais » réalistes » : pourquoi introduire ce voile alors même
que l’homme de la rue (entité totémique qui sert de base à toutes les
argumentations du réalisme ordinaire) dit qu’il voit la table et non la
couleur ?, la réponse est simple : parce que Russell prend en compte
la science et ses acquis. Depuis la naissance de la physique moderne au XVIIe
siècle, le monde de la perception commune s’est dissocié du monde de la
science. Je ne sens pas la terre tourner et rien dans ma perception ne peut
l’attester. Bref, comme le dit Husserl, à la même époque : « la terre
ne se meut pas », c’est là ce que je perçois aujourd’hui comme du temps
d’Aristote ; c’est pourtant
l’inverse que nous dit la science. C’est cette scission entre science et
perception qui commande les développements de Russell qui se réfère d’abord au
physicien et ensuite au physiologiste.
Au physicien tout d’abord :
« Pour le physicien, c’est un lieu commun : nous ne voyons pas les
atomes et les molécules qui, nous assure-t-il, sont les objets
physiques ».[62]
La tournure idéaliste de la physique n’a fait que se confirmer au long des
quatre derniers siècles. On peut le déplorer, comme Bouveresse, mais on ne
saurait le nier. En effet, si le XVIIe siècle pouvait encore postuler, au-delà
des seules qualités secondes, nécessairement subjectives, une réalité ultime
comme la forme et l’étendue, la physique quantique, contemporaine de Russell, a
dynamité ce partage, puisque les propriétés géométriques elles-mêmes vont
devenir fonction de la position de l’observateur, comme l’étaient au XVIIe siècle, les qualités
« secondes ». Toute propriété devenant relative à son observation,
alors pour la physique aujourd’hui, comme le notera Bouveresse, à la suite de
Russell (mais, à son encontre, pour le déplorer et le dénoncer) :
« Etre, c’est être observé »[63]. Nul ne peut contester aujourd’hui cet
idéalisme ou constructivisme de la science, et la différence entre Bouveresse
et Russell ici n’est pas une différence de diagnostic mais une différence de
jugement de valeur. Russell, respectueux des développements scientifiques,
n’entend pas les contester au nom du combat en faveur d’une doctrine
philosophique (par exemple le rejet de l’idéalisme et la revendication du
réalisme). Bouveresse en revanche stigmatisera la physique quantique, qu’il
accusera de contrevenir aux normes du langage ordinaire et de sombrer ainsi
dans l’idéalisme, traditionnellement l’apanage des philosophes. Et sans doute
n’est-ce pas le moindre des paradoxes de la philosophie analytique : se
particularisant, dans sa première expression, par son combat en faveur de la
science (le positivisme de Carnap dans les années 20 en reste l’emblème), elle
se distinguera, dans une de ses expressions ultérieures (la philosophie du
langage ordinaire des années 60) par sa méfiance envers la science de son temps,
puisque Hacker comme Bouveresse consacrent des ouvrages entiers à établir cette
double thèse : la science contemporaine est majoritairement idéaliste. Ses
énoncés doivent donc être critiqués, voire rejetés. Mais quoiqu’il en soit de
ce curieux destin d’une partie de la philosophie analytique qui, contre Husserl
et Russell, sur ce point unis, dénoncent la science actuelle, quand les deux
premiers prennent simplement acte de ses développements internes, il est clair
que la doctrine des sensa data a pour
fonction de théoriser le hiatus entre le monde scientifique et le monde
manifeste. Ce hiatus est au demeurant confirmé, pour Russell, par les
recherches en physiologie.
A propos de la physiologie, il écrit
qu’elle « fait clairement comprendre qu’il existe une chaîne causale
compliquée de l’œil jusqu’au cerveau et que ce que vous voyez dépend de ce qui
se passe dans le cerveau ».[64]
L’idée de cette interface s’autorise des éléments scientifiques à la
disposition de Russell à son époque.
Par suite, là encore, c’est la prise en
considération d’un point de vue
scientifique qui alimente la position philosophique de Russell. Ces recherches
physiologiques n’ont, depuis que Russell a écrit ses Problèmes de philosophie, fait que renforcer cet éloignement de l’idée
que nous avons un accès immédiat à la réalité extérieure. C’est ainsi que Louis
Allix, dans un texte récent, confronte les actuelles prétentions « du
réalisme direct » d’une certaine philosophie contemporaine (dont le
réalisme ordinaire) à l’idéalisme ou constuctivisme de la plupart des sciences
dites dures. Dans son article Voyons-nous
directement la réalité extérieure ?[65], Il montre comment eu égard aux
développements récents de la neuroscience
la réponse ne peut être que négative. Il écrit : « si l’on ne
veut pas renoncer aux explications scientifiques concernant les sources
physiques de nos expériences de la perception, il faut admettre que notre
perception du monde extérieur, n’est pas directe » et donc renoncer à ce
« réalisme » pour lequel : « nous voyons directement la
réalité extérieure et non pas des images mentales ou des représentations
privées de celles-ci »[66].
Les arguments qu’ils donnent ne consistent pas à investir d’emblée une position
philosophique (il faut être idéaliste ou réaliste), mais à montrer que les
positions philosophiques si elles ne veulent pas faire fi des neurosciences ne
peuvent soutenir, en l’état, un réalisme direct en lequel la réalité extérieure
nous serait donnée, sans médiation ni
possibilité d’erreur. Quatre arguments soutiennent sa critique du réalisme
direct. Les trois premiers consistent à réduire à l’absurde la thèse du
réalisme direct en montrant les énoncés proprement fantastiques que ce réalisme
devrait établir pour rendre compatible sa thèse avec les actuels acquis
scientifiques. Le dernier consiste en une expérience de pensée. Attachons nous
seulement au dernier de ces arguments. Soit une personne qui voit tel environnement
(par exemple des fleurs rouges), à qui, en un deuxième temps, on voile les yeux
et stimule directement le cortex visuel cérébral, de telle sorte qu’elle voit
des fleurs rouges. Du strict point de vue de l’apparaître, l’expérience sera la
même. Même si du point de vue de la croyance (ou de la position d’une thèse
ontologique), la personne, sachant qu’elle est l’objet d’une expérimentation, ne
dira pas « ce sont des fleurs rouges », mais pensera que ce sont des
apparences de fleurs (hallucinations), il n’en demeure pas moins que,
phénoménologiquement, l’apparaître sera le même. La différence entre les deux
visions sera une différence dans le jugement (sont ce ou non des
apparences de fleurs rouges?) et non de perception. La personne, en
situation de stimulation artificielle, peut en décrire aussi précisément que
dans le cas courant, la texture, les nuances de couleurs, l’aspect brillant ou
mat, etc. Cet argument aboutit à une conclusion claire : les formes
colorées ne sont pas des propriétés de la surface extérieure. « Elles ne
peuvent être que des propriétés internes à notre esprit »[67],
en vertu de quoi il ne peut y avoir qu’un réalisme indirect qui prend en compte
ce que Allix n’hésite pas à appeler des « propriétés mentales »,
abondant ainsi dans le sens d’une théorie de l’interface ou du voile mental
entre la réalité et nous.
Si nous rappelons la position de ce
spécialiste contemporain des neurosciences, ce n’est nullement pour décréter,
d’un point de vue extérieur, que ses analyses sont en tout point vraies, mais
pour montrer comment aujourd’hui le diagnostic de Russell sur la physiologie
qui « fait clairement comprendre qu’il existe une chaîne causale
compliquée de l’œil jusqu’au cerveau et que ce que vous voyez dépend de ce qui
se passe dans le cerveau »[68]
est repris par des scientifiques contemporains pour critiquer les pseudo-évidences
du réalisme direct. Notre but n’est donc pas de déclarer valide toute analyse des neurosciences parce
qu’il s’agirait de neurosciences, mais de montrer en quoi les jugements, selon
lesquels cette théorie serait si extravagante ou délirante qu’on ne comprend
plus comment elle a été possible, doivent être ramenés à ce qu’ils sont : des
jugements de valeur qu’on peut discuter, et non un sol d’évidences premières
sur lesquelles nous pourrions tous nous s’appuyer. C’est en se basant sur les
sciences que Russell introduit les sense
data ; c’est en se fondant sur la différence entre le monde
scientifique (la terre tourne) et le monde manifeste (elle ne tourne pas) qu’il
éprouve la nécessité de défendre cette théorie de la
« représentation ». Que cette introduction puisse être discutée,
contestée et récusée ne la rend pas pour autant « délirante », bien
au contraire puisque c’est avec des arguments que Russell soutient sa théorie.
Ces arguments peuvent être discutés et contestés mais non disqualifiés d’emblée,
au nom de la conscience ordinaire.
Nous comprenons donc comment
l’introduction de la théorie de la « représentation » (interface)
dans l’univers de l’empirisme est due tout simplement à la prise en compte des
différentes perspectives possibles sur l’objet (perspective sensorielle différente
d’un individu à l’autre et différence « d’angles de vue » entre
l’expérience sensorielle et l’expérience scientifique). Ce point acquis, la question qui se pose
est évidemment de savoir comment à partir de cet indubitable que sont les sense data, nous parvenons à une
connaissance du monde. C’est ce passage qui, assurément, décide du
« réalisme » de Russell.
3.3. Des sense data à l’objet : un lien de causalité.
Pour Russell, la connaissance que me
fournit les sense data est une
connaissance par accointance, qui, en tant que telle, n’a pas à être remise en
question. C’est là ce qui nous est donné. Ce donné nous fait connaître les
qualités sensibles des objets. « Nous dirons que nous avons accointance
avec ce dont nous sommes directement conscients, sans l’intermédiaire d’un
quelconque processus d’inférence ou d’une connaissance de vérité. Ainsi en
présence de la table, je suis en accointance avec les sense-data qui façonnent l’apparence de ma table – sa couleur, sa forme,
sa dureté, sa douceur, etc. Toute choses dont je suis immédiatement
conscient quand je vois ou touche ma table»[69]. A partir de
ce constat, le geste de Russell consistera à justifier nos connaissances sur le
réel sur la base de ce donné. Il y a donc un passage du donné brut à une thèse
épistémologique, ou un passage de la présence d’un donné à la connaissance de
la chose. La question devient, dès lors : comment passe-t-on d’un
« donné » particulier existant (les
sense data) à un « donné » pris comme un fait propositionnel qui
deviendra le fondement de la connaissance ? Pour opérer ce passage, Russell
postulera une relation causale entre nos sensations et l’objet. Dire, du point
de vue scientifique que « la lumière est constituée d’ondes »
(proposition qui n’est pas une expérience sensorielle), cela ne signifie pas
que l’expérience physique viendrait invalider notre expérience sensorielle,
mais plutôt que les ondes expliquent causalement
notre perception de la lumière : « Les ondes sont les causes
physiques de nos sensations de lumière », écrit-il. L’accointance avec les
objets, qui est du domaine de la présence absolue (donné), devient donc pour
Russell le fondement de l’édifice de toutes les connaissances à venir. En fait,
les sense data sont causées par autre
chose que nous-mêmes, à savoir par
une chose qui a l’attribut d’être permanente, c’est-à-dire qui ne dépend pas de
nous pour son existence (externality ou
réalisme ontologique). Si nous voulons donner une explication sensée aux
phénomènes, il nous faut donc poser qu’il y a autre chose que des sense-data, même si la position
contraire -le solipsisme- ne peut être réfutée logiquement. La nature exacte du lien entre ces sense-data et les objets réels qui les
causent doit donc être, in fine, un
lien de correspondance (réalisme épistémologique, objectivity) : il y a correspondance de l’espace des choses senties
et de l’espace de la physique, ne serait-ce que parce qu’il faut un espace
commun pour qu’il y ait interaction. Les sense
date sont donc des effets d’une cause, qui, en tant qu’effets, reflètent
cette cause indépendante. C’est là, aux yeux de Sellars qu’intervient le mythe
du donné. Le mythe ne réside pas tant dans l’affirmation de l’expérience
sensorielle immédiate et certaine pour l’individu qui en est le lieu, mais dans
la thèse que cette expérience puisse servir de fondement à la connaissance.
C’est ce que Sellars appelle « le cadre du donné », soit le geste qui
consiste à investir d’un statut épistémologique ou fondationnel une présence, considérée comme immédiate
et irréductible. C’est à partir de ce fondement, que Russell, et par-delà lui,
l’ensemble de l’empirisme logique, entend reconstruire nos connaissances. Par
exemple, la connaissance des objets comme la table, dont nous sommes partis,
est une connaissance construite, que Russell appellera « connaissance par
description ». La table est « l’objet physique qui cause tels et tels sense-data ». La connaissance par description n’est pas une
connaissance par la perception mais, néanmoins, cette connaissance construite a
pour base ou fondement, l’appréhension perceptive. L’ensemble de l’édifice
théorique peut donc être reconstruit sur la base de ce donné premier et indubitable,
à partir d’une explication en termes de causalité. L’objet physique, dont j’ai
l’accointance par le toucher, doit occuper un espace proche de l’espace occupé
par mes sens. Plus encore, il faut supposer une correspondance entre ces
deux espaces. Nous avons donc deux thèses philosophiques fortes qui disent plus
que la simple expérience du donné des sens. La première est que les objets
réels existent comme base de nos sensations (externality), la seconde, qu’il y a un lien de
« correspondance » qui les relie l’un à l’autre ; c’est la thèse
épistémologique de la vérité-correspondance, ici assurée par le lien causal (objectivity).
Le réalisme de Russell est donc un
réalisme classique en ce qu’il postule un monde hors de nous, sans nous
(réalisme ontologique), et détermine la relation entre ce monde et nos
connaissances en termes de causalité (réalisme épistémologique). Le réalisme,
au cours de l’histoire de la philosophie, a toujours conçu, (une fois assumé le
réalisme ontologique comme indépendance du monde par rapport à nos pensées), le
lien entre nos propositions et le réel, en termes de mimesis ou de causalité. Nos énoncés sont soit l’image (tableau) des
choses (Frege, le réalisme médiéval), soit l’effet des choses (réalisme plus
moderne du matérialisme, du naturalisme et du physicalisme).
La position réaliste qu’embrasse
Russell est, en fait, celle de tout physicalisme, terme générique qui
recouvrait au XVIIe et XVIIIe siècle, trois variantes précises de ce que l’on
entendait par « réalisme » dans l’espace philosophique, soit : 1)
le matérialisme (par exemple Hobbes, La Mettrie, D’Holbach), ennemi initial de
Leibniz, contre lequel il aura recours à l’adjectif, alors inusité, d’« idéaliste ».
2) L’empirisme de type causal (par
exemple Condillac) qui consiste à concevoir l’esprit comme table rase, simple réaction à l’action du réel, selon un schéma qui, au XXe sera celui du
behaviorisme de J.B Watson. 3) La position de Locke, et ses nombreux dérivés,
qui interprètent les contenus (de nos sensations, croyances ou jugements) comme
les signes ou symptômes des propriétés d’un objet matériel. Certes, le
physicalisme de Russell ne passe pas par la question de l’origine de nos connaissances,
qui est l’enquête d’allure psychologique de l’empirisme et du matérialisme classique.
Le problème de Russell n’est pas de s’interroger sur la genèse de nos
connaissances mais sur leur justification. Cette théorie causale de la
justification de nos énoncés, dont on trouve de multiples expressions tant chez
les modernes que chez les contemporains, s’appuie chez Russell sur sa thèse des
relations externes, thèse qu’il n’a jamais abandonnée et qui est, comme le
rappelle D. Zimmerman[70],
à l’origine de sa revendication du
terme « analytique », proposé contre la conception de relations purement
internes qui sous-tendait l’idéalisme de Bradley. Cette thèse logique qui traverse
toutes les élaborations de Russell, par-delà leurs indéniables variations, l’entraîne
à concevoir la relation de la chose à l’esprit sur le modèle de la relation externe des choses entre
elles. C’est ce qu’il expliquera longuement dans son Analysis of Mind de 1929. Ce texte nie toute autonomie de l’esprit,
qu’elle prenne la forme d’une thèse substantialiste, comme chez Descartes, intentionnaliste
comme chez Husserl[71], ou qu’elle
soit conçue en termes d’actes de l’esprit,
relevant d’un autre ordre que celui des faits (par exemple l’ordre des normes
ou des raisons)[72]. Pour
Russell, l’esprit n’est ni une substance séparée, ni un acte, ni même une
intention, mais un évènement, qui ne peut s’analyser qu’à partir de ses
occurrences et n’est donc une entité séparée, douée de pouvoirs spécifiques. De
même que les choses sont en contact les unes avec les autres, notre esprit (Mind) entre en contact avec un fait matériel, par une relation
externe et accidentelle[73].
Les relations cognitives aux objets s’expliqueront à partir d’un modèle
physique entièrement basé sur la notion de causalité.
Ce réalisme est donc, dans sa
configuration générale, un réalisme extrêmement classique. Même si son réalisme
épistémologique n’est pas de même nature que celui de Frege, puisque pour le
premier la correspondance entre ma proposition et son référent est de l’ordre
du tableau, alors que pour le second ma proposition correspond à la chose parce
qu’elle en est issue (comme l’effet, de la cause), il n’en demeure pas moins
que ces deux positions sont les deux authentiques fondements de tout réalisme
historique. A nouveau, Putnam associera cette position « classique » de
Russell à ce qu’il appelle le réalisme « métaphysique » puisque :
« prétendre que la référence est fixée par la causalité, c’est prendre la
position que l’on occupe pour la position absolue »[74]
et donc parler du « point de vue de nulle part », ou de la
transcendance.
Cela dit, par-delà les condamnations
actuelles de ce type de réalisme, il nous semble que ce qui pose problème dans
la théorie des sense data de Russelll
n’est pas son contenu en lui-même (nous avons des données des sens, nous ne
pouvons les nier), mais le statut épistémologique que Russell lui confère (ce
donné serait le fondement de notre connaissance). A ce titre, la réfutation de
la théorie des sense data par les
réalistes ordinaires actuels peut paraître excessive puisqu’elle consiste, pour
une large part, à nier toute notion de représentations[75], dans
l’espoir de se détacher de toute notion « d’interface ». En effet le sense datum chez Russell est moins un
voile entre nous et la chose que l’effet d’une cause. Il ne s’agit pas de postuler
un intermédiaire intérieur à partir duquel nous viserions la chose en soi,
selon le schéma mentaliste d’un contenu de pensée, mais de postuler que ces
éclats des choses que sont les sense data nous permettent de retourner à leur
cause : la chose physique. Nous ne visons donc rien avec les sense data, nous les avons ; cet
avoir est l’effet du monde sur nous. Dès lors, ce qui pose problème dans ce dispositif n’est pas l’affirmation, qui somme toute
peut rester seulement descriptive, de « données des sens » ; ce
qui fait problème est plutôt, comme le remarquera Sellars, la subreption entre
« présence » et « connaissance », « donné » et « fondement ».
Et de fait, une multitude de solutions étaient possibles, autres que le
physicalisme (réalisme causaliste) qu’épouse Russell pour résoudre la distance
entre connaissance scientifique et perception vécue. On peut ainsi envisager,
logiquement, une solution pour laquelle nous percevons la table comme telle ou
telle, sans que cette perception ne nous délivre aucune connaissance. Il y
aurait un saut entre énoncé conceptuel et un simple énoncé indexical (ceci, là,
maintenant). On peut, aussi, envisager que la perception ne relève pas des simples
sense data mais a toujours déjà un
contenu conceptuel, ce qui contribuerait à réduire le hiatus entre connaissance
et expérience sensorielle, sans recourir à l’hypothèse ontologique de la causalité
des objets sur nous. On peut également prétendre que l’expérience perceptuelle
et la connaissance scientifique ne sont pas des « connaissances » de
même niveau et qu’il n’y a pas à dénoncer l’une au profit de l’autre :
dans ce cadre, le monde du sens commun ne serait pas faux, mais devrait être
situé sur une échelle de connaissance ; de même, le monde scientifique ne
serait pas errant, mais se
situerait à un autre niveau ; l’un des niveaux, n’ayant pas à être le fondement ou le juge de
l’autre. Pour le dire autrement, ce n’est pas la même chose de dire que nous
n’avons pas de représentations et de prétendre que nous avons des
représentations mais que ces représentations ne sont pas des connaissances ou alors
sont des niveaux de connaissance différents. Bref, l’alternative n’est
pas : nier les sense data en
décrétant « délirante » la théorie de Russell, ou bien accepter les sense data et, avec eux, le physicalisme
de Russell. Nous pouvons accepter, en son simple contenu, cette thèse des sense data, sans pour autant être tenu
de penser le lien entre nos sens et le monde en termes de causalité. Ce qui
fait problème est donc moins, à notre sens, le représentationalisme (nous avons
des représentations des choses) que le physicalisme, option forte à laquelle Russell
a toujours adhéré, par-delà les changements multiples de ses positions
philosophiques. C’est en cela qu’il est réaliste, mais d’un réalisme moderne, c’est-à-dire
contemporain de l’idéalisme de Leibniz, alors que le réalisme de Frege renouait
avec le réalisme médiéval et même avec ce qu’on a appelé, à tort ou à raison,
le réalisme platonicien. Quoiqu’il en soit, il nous semble que Frege et Russell
incarnent les traits fondamentaux du réalisme philosophique : un réalisme
ontologique et un réalisme épistémologique, lequel se structure toujours autour
d’une doctrine de la vérité comme correspondance. Cette correspondance se dit
soit comme mimesis (la vérité est
miroir du monde) soit comme causalité (la vérité est effet du monde). Ce sont
ces structures que l’on retrouve, à l’état pur, chez ces deux auteurs,
structures qui, avant eux, définissaient tout réalisme philosophique.
Conclusion
Cette restitution des arguments du
réalisme métaphysique ou « réalisme avec un grand R » autorise différents acquis. Le premier
concerne le réalisme métaphysique de Frege. Pour les réalistes actuels
(ordinaires, contextualistes et même scientifiques), ce type de réalisme doit
être rejeté parce qu’il postule à la fois
une « glu métaphysique » (correspondance entre un référent et
nos propositions) et « un
point de vue de nulle part » (nous sortons de notre perspective pour établir
ce qu’est le réel indépendamment de cette perspective). Pour nous, Frege
utilise une argumentation de type transcendantale pour transformer cette
« glu » en « ciment » des choses, et légitimer son
troisième règne, mais ne peut rendre compte, à l’intérieur même de sa
philosophie, de l’usage de cette argumentation, à laquelle il a pourtant
recours. Ce qui non seulement entraîne une tension entre le contenu de sa
théorie de la vérité (comme fassen)
et le type de vérité à laquelle il fait confiance en argumentant (la remontée
vers des conditions de possibilité),
mais de surcroît, entraîne une décision non justifiée par des raisons, à
savoir que les modes de donnée (le sens, Sinn)
ne seraient pas susceptibles d’un certain type de vérité (autre que le fassen). Seul serait vrai le monde
logico-mathématique, dont le langage univoque nous permettrait de dépasser la
multiplicité arbitraire des « modes de données » (du sens). En
d’autres termes, le problème de ce type de réalisme nous semble être qu’il élit
un seul type de vérité, dans une sorte d’absolutisation qui ne peut rendre
compte d’elle-même et qui est donc problématique[76].
Le deuxième acquis concerne la théorie
des sense data de Russell. Cette théorie
a pour fonction initiale de dépasser l’abîme constaté entre monde de la science
et monde du sens commun et de rendre compte de la multiplicité des points de
vues en même temps que de l’objectivité de la science. Prise en elle-même,
cette théorie n’est pas aussi condamnable que certaines philosophies plus
actuelles voudraient le dire, en nous proposant d’abandonner toute idée de
« représentations » qui s’interposeraient entre nous et le monde. En
revanche, là où le réalisme de Russell peut être interrogé et critiqué, c’est dans
sa tournure résolument physicaliste : nos représentations sont l’effet
d’une cause extérieure, que, dès lors, elles reflètent.
Le troisième acquis, enfin, est que Frege
et Russell retrouvent la structure nucléaire des positions réalistes
philosophiques classiques. Ce dernier résultat ouvre sur deux autres hypothèses
seulement programmatiques[77].
La rupture entre la philosophie analytique (ici Frege, Russell) et la
philosophie traditionnelle (platonisme et réalisme des universaux ou
matérialisme et physicalisme) est peut-être moins spectaculaire qu’on a voulu
l’affirmer au cours de ces cinquante dernières années. En effet, Frege comme
Russell retrouve la structure nucléaire de tous les réalismes
philosophiques avant eux. La seconde est que le réalisme actuel, à tout le
moins dans sa version ordinaire, en voulant se détacher du réalisme « métaphysique »,
qui n’est rien d’autre que le réalisme philosophique, se détache peut-être
aussi de toute position philosophique. L’indice de ce détachement nous semble
révélé par le livre de Cora Diamond, en lequel elle en vient, sous couvert de
réalisme direct et naturel, à rejeter avec le réalisme
« métaphysique » toute position philosophique (fut-elle
réaliste). « L’esprit
réaliste » devient un comportement pratique tout autant que pragmatique
(au sens trivial) envers la réalité, là où le réalisme philosophique était une
thèse théorétique sur la nature du réel. Par définition, « l’esprit
réaliste » de Diamond est une anti-philosophie, alors que le réalisme des
fondateurs de la philosophie analytique était clairement une thèse philosophique.
C’est ce lien entre « réalisme actuel » et antiphilosophie qu’il
conviendrait peut-être d’interroger aujourd’hui pour mesurer la distance entre
la philosophie analytique des origines et ce qu’elle prétend aujourd’hui
devenir.
Isabelle Thomas-Fogiel
[1] Rappelons que Putnam a changé de philosophie ; d’abord partisan d’un réalisme
classique, qu’il appellera par la suite « métaphysique », il
s’engage, ensuite, dans un « réalisme interne », pour, enfin, défendre le réalisme ordinaire (qu’il nomme
aussi « direct » ou « naturel), dont il est aujourd’hui la
figure de proue.
[2] Putnam, Hacker, Malcolm, Diamond, Cavell et, en
France, Bouveresse et Laugier. Tous se réfèrent à Austin et au second Wittgenstein.
[3] Sur ce type de « réalisme » dit
« contextualisme pragmatique », en fait très proche de celui de
Putnam, voir Benoist : Eléments
d’une philosophie réaliste, 2011, et surtout l’ensemble de l’œuvre de
Travis.
[4] Tiercelin qui, contre la philosophie du langage
ordinaire, entend faire revivre la métaphysique mais rejette comme Putnam, ce
qu’elle appelle aussi « le réalisme métaphysique ».
[5] Le
passage en question est en abrégé : « Considérons ensuite le cas du
bâton dans l’eau. […] Qu’est-ce donc qui est censé être trompeur dans ce cas ? Qu’y a-t-il d’incorrect, qu’y a-t-il de
surprenant, dans l’idée qu’un bâton peut être droit tout en paraissant tordu de
temps à autre ? […] Car après tout, on a suggéré qu’une telle difficulté
existe, une difficulté qui, par ailleurs, réclame une solution assez radicale,
c’est-à-dire l’introduction des données sensibles. Mais quel est le problème
que nous sommes amenés à résoudre de cette façon ? Eh bien, on nous dit que
dans ce cas-là nous voyons quelque chose et, ce quelque chose, qu’est-il
« s’il n’est pas la chose matérielle ? » Mais cette question est
parfaitement délirante. » Le langage
de la perception, Tr. Fr. P. Gochet, Vrin, 2007, pp. 78-79.
[6] Raison,
Vérité et histoire, Paris, Minuit, 1984 p.61. On notera la précaution de
Putnam qui parle d’une « sorte » de correspondance. En effet, le
réalisme peut ne pas être une
théorie stricte de la
correspondance (de type aristotélicien) mais une théorie de l’identité, de
l’isomorphisme, de la transparence, etc.
Nous verrons que le problème se pose pour Frege par exemple, qui est
bien un réaliste métaphysique même s’il rejette la théorie canonique de la
vérité comme correspondance entre ma « représentation » et la chose.
[7] Sur ce point voir aussi Tiercelin, Le ciment des choses, Paris, Ithaque,
2011, p.189.
[8] Nous soulignons ici l’adjectif «
philosophique », car avec la philosophie du langage ordinaire, le terme
« réalisme » a parfois pris des connotations non philosophiques
(c’est-à-dire non référables à des textes dans l’histoire de la philosophie).
Dans certains cas (voir par exemple Diamond), le réalisme signifie seulement ce
qui ne relève pas de la fiction ou encore ce qui « n’en demande pas
trop », comme lorsque l’on dit à un enfant que telle demande n’est pas
« réaliste ». Ce ne sont pas ces actuelles connotations qui définissent
le réalisme philosophique historique, mais bien les deux thèses (ontologique,
épistémologique) que nous rappelons ici.
[9] Sur ce constat, Voir Tiercelin, op.cit. :
les « mirages du réalisme métaphysique sont encore très prégnants
chez bon nombres de philosophes contemporains » p. 192
[10] Der
Gedanken, première des trois recherches logiques, traduit par J. Benoist
(il existe aussi la traduction antérieure de C. Imbert) dans Philosophie du langage, Vrin 2009, textes réunis par S. Laugier et B.
Ambroise, p. 103.
[13]
Ibid.
[16] Voir : « Ainsi trouvons-nous,
contrairement à des opinions largement répandues, la sureté dans le monde
intérieur ». Le terme traduit par « sûreté » est l’équivalent
du terme certitude. Nous ne pouvons douter de nos représentations, nous les
avons, dit Frege. Ce dont nous pouvons douter, ajoute- t-il ensuite, c’est que
ses représentations nous fassent accéder au monde extérieur des choses tangibles
(la fraise, le pré vert, etc.)
[17] P.108. Nous soulignons.
[18] p. 116
[19] p.108
[20] p. 107
[21] p.108
[22] Sur cette comparaison voir P. Engel la norme
du vrai, p. 119 et suivante. La difficulté pour exprimer la position de
Frege avec précision est la suivante : Frege comme chacun sait rejette
dans son texte déjà cité la notion d’une vérité « correspondance » ou
accord entre ma représentation et la chose. « Il semble dire par là qu’il
n’y a rien de plus dans il est vrai que p, que le jugement que p
lui-même » dit Engel, dans La vérité
p. 17. Mais il tient néanmoins la vérité pour une propriété de nos pensées (de notre saisie du
théorème). Et par là, on voit resurgir, au niveau des pensées
et non plus des représentations, le problème de l’accord, qui deviendrait ici
moins correspondance, qu’identité, au sens où comme le dit P.Engel « nos pensées quand elles sont
vraies sont conformes à l’être
vrai » (nous soulignons). Ainsi selon Engel, Frege « semble donc osciller entre deux
positions » (La norme du vrai p.
120). Pour résoudre cette
difficulté nous ferons fond sur une expression de Engel qui donne la vérité de
nos propositions comme « transparence », en proposant de dire que
nos pensées sont comme un « transparent » de l’être vrai. Rappelons
enfin qu’en dernière instance Frege tient la vérité pour « unique et
indéfinissable », ce qui ne facilite pas l’élucidation de sa position.
[23] L’expression particulière qui nous dit Frege
« s’offre à nous » est « le mot saisir (fassen) » (p.118) que l’on peut aussi traduire par
appréhension. Voir aussi « on voit une chose, on a une représentation, on
saisit une pensée » p. 109.
[24] « Un fait est une pensée qui est
vraie », p. 118.
[25] Ibid. p.108
[26] Ibid., p.118
[27]
Frege : « la
liaison régulière entre le signe, son sens et son référent est telle qu’au
signe correspond un certain sens, et à celui-ci, à son tour, un
référent », ou encore « pourquoi voulons nous que tout
nom propre ait une référence en plus d’un sens ?... C’est dans
l’exacte mesure où nous importe sa
valeur de vérité ». C’est donc la recherche et le désir de vérité qui nous
pousse à passer du sens à la référence ( Bedeutung,
traduit par Imbert par le vocable russellien de dénotation, mais traduit
ailleurs par « référence »). Comme le note M. Dummett : « le concept de
sens ne peut être expliqué autrement que par recours au concept de
référence », Les origines de la philosophie analytique,
Gallimard, Trad. M.A. Lescourret, 1991, p.22, ou encore : « sa conception du sens de la
référence (est) la façon dont est
donnée sa référence » p.20. (Nous soulignons), et p.99 : « le sens consiste
dans le mode de détermination de la référence de l’expression, détermination
qui est, de son côté, une détermination de la valeur de vérité d’une
proposition où intervient une expression ».
[28] Sur le sens et la référence, Philosophie du langage,
op. cit. p 53.
[29] Ibi. p.55
[30] Engel, La
vérité p. 17.C’est nous qui soulignons car le « il semble dire »
traduit l’ambiguïté de la position de Frege.
[31] « Frege défend, à la différence du
déflationnisme […] l’idée que la vérité est une propriété substantielle et
réelle de nos assertions et de nos pensées qui sont quand elles sont vraies
conformes à l’être vrai » p. 18 de la Vérité.
[32] Ibidem
p. 118. Dans son article : « l’énigme de la saisie d’une pensée chez
Frege », in Husserl et Frege,
dir R. Brisat, Vrin 2004. Bruce Bégout a, à très juste titre, montré combien
cette notion de « saisie » faisait problème dans la philosophie de
Frege, notamment par rapport à la question de son anti-psychologisme. Comment,
demande Bégout (p. 131), comprendre cette faculté de saisie sans faire appel à
la psychologie et ruiner ainsi tous les efforts pour s’en détacher ? Nous
traitons ici d’une autre aporie suscitée par cette introduction, celle du
retour possible à la vérité correspondance, mais les analyses parallèles de
Begout confortent notre lecture selon laquelle Frege retrouve les classiques
problèmes de la vérité/correspondance par cette notion d’une saisie comme étant
ce par quoi on entre en rapport avec le théorème, qui existait auparavant,
saisie qui n’est ni la représentation, ni la vue des choses extérieures.
Dummett abonde dans cette même direction lorsqu’il déclare : « nous ne pouvons retirer des
écrits de Frege nulle représentation claire de ce que signifie saisir un sens » Les origines de la philosophie analytique
p. 100
[33] Qu’il exprime par la différence entre le penser
et la pensée, ou l’acte de pensée et son contenu ou « ce que dit » la
pensée et « ce qu’elle fait ». Pour plus de précisions sur ce point,
nous renvoyons à notre Critique de la
représentation, Etudes sur Fichte, Vrin 2000.
[34] Ou à tout le moins une position qui dirait
« la vérité existe » (thèse ontologique), mais elle n’est pas
atteignable par nous autres hommes tristement finis (thèse épistémologique).
C’est une position qui n’est pas invraisemblable. Frege l’envisage même à propos
de Dieu, lorsqu’il se demande, p.105 : « Ne serait- il pas possible
que mes représentations, tout mon contenu de conscience, soient en même temps
contenu d’une conscience plus
englobante, par exemple divine ». Pour Frege, cela reste possible mais
dépasse : « tant les limites de la connaissance humaine, qu’il
« s’impose de ne pas prendre cette possibilité en considération » p
105. Il n’est donc pas invraisemblable que quelque chose soit vrai et que nous
ne puissions par l’atteindre. Pour le dire d’un autre exemple fameux, la thèse
de la chose en soi de Kant montre la possibilité d’un réalisme ontologique sans
réalisme épistémologique correspondant. Les choses en soi sont ; mais nous
n’y avons pas accès en raison de notre finitude. Que cette disjonction entre
réalisme ontologique et réalisme épistémologique soit, comme le notera d’emblée
Jacobi, problématique n’empêche
pas que, stricto sensu, c’est celle de Kant, qui marque donc la possibilité
d’un dispositif de ce type.
[35] Pour parler de l’esprit, nous nous appuyons ici
sur l’affirmation de Frege « « on pourrait leur donner pour tâche
(aux mathématiques et à la logique) l’exploration scientifique de l’esprit (Geist) : de l’esprit, pas des
esprits » ibid p. 119
[36] Frege, Ibid. p. 122.
[37] Certains commentateurs comme Ali Benmaklouf contestent le
terme « platonisme » et pensent que décrire Frege en ces termes est une erreur d’interprétation,
due à une lecture de Russell, voir notamment p. 205 de son livre Frege le nécessaire et le superflu,
Vrin. Qu’il ne s’agisse pas stricto sensu de la doctrine platonicienne est
possible mais n’en demeure pas moins la thèse du troisième règne, monde à part, ni sensible ni mental, et
« en soi ».
[38] Engel, La Vérité,
p 18
[39] C’est l’adjectif « magique » qui
revient le plus souvent chez Putnam pour caractériser la vérité correspondance.
Voir par exemple le réalisme à visage
humain p. 259, 261 : « Il n’y a pas de liaison magique entre le
caractère phénoménologique de la représentation et l’ensemble de des objets que
la représentation dénote » p. 259. Il parle aussi de « glu
métaphysique ».
[40] Parce que d’une part, cela n’a pas été noté et
parce que d’autre part, l’argumentation transcendantale a parfois si mauvaise
presse dans une partie de la philosophie analytique qu’on en oublie que ses
supposés fondateurs y avait recours en philosophie.
[41] C’était en effet l’argument des idéalistes contre
les diverses formes de réalisme, qui toutes postulaient la possibilité de voir
le monde « en soi ».
[42] Empirisme
et philosophie de l’esprit, tr.fr F. Cayla, l’éclat, 1992, chapitre 1. Même
si Sellars ne fait pas de cette seule théorie, introduite par Moore et Russell,
l’exemplification du mythe du
donné (la théorie kantienne de l’intuition est aussi visée), il n’en demeure
pas moins que c’est par elle qu’il commence son analyse.
[43] « Russell, les « sense-data »
et les objets physiques : une approche géométrique de la notion de
classification », Philosophia
scientiae, 13, 1, 2009.
[44] Histoire de
mes idées philosophiques, Gallimard, 1961, tr. fr. Georges Auclair, p. 129.
[45] Texte disponible en ligne.
[46] Nous employons à dessein de vocabulaire
husserlien.
[47] §5.
[48] p.1. “ Is there any knowledge in the world
which is so certain that no reasonable man could doubt it?” Nous soulignons.
[49] Ibid.
[50] Dernier § du chapitre 1 « Appearence and
Reality ».
[51] Ibid.,
p. 110.
[52] C’est, on l’aura reconnue, la position constante
de Wittgenstein pour lequel il ne s’agit pas de répondre autrement à des
questions mais de dissoudre ces questions mêmes par le biais de l’analyse
thérapeutique.
[53]Op.cit
p. 1.
[54] Ibid.
[55] Pour Russell, le solipsisme, quoique sensé (irréfutable par des arguments)
reste néanmoins une conception que l’on n’a pas à adopter. Tout d’abord, parce
que rien n’en garantit positivement
la vérité, même si elle ne peut être réfutée ; ensuite et surtout, parce que cette position est, dans la
vie ordinaire et pratique,
intenable. Le solipsisme sera donc écarté, parce qu’il entraîne des
« complications » dans la vie de tous les jours, mais ne sera pas
réfuté théoriquement.
[56] Nous ne discutons évidemment pas de la question
de savoir si les thèses de
« Berkeley » dont parle Russell correspondent aux véritables
positions et textes de ce dernier.
Russell, comme on le sait, appartint dans sa jeunesse au mouvement particulier
de l’idéalisme anglais et à ce titre a plus tendance à se référer à leurs
thèses qu’à celle de Berkeley. Mais peu nous importe. Ce que Russell entend par
idéalisme solipsiste, est, comme il le rappelle dans ce texte de jeunesse
que : « tout ce qui existe, ou tout ce dont on peut savoir qu’il
existe, doit être en quelque sorte mental ».
[57] “There is no logical impossibility in the supposition that the
whole of life is a dream, in which we ourselves create all the objects that
come before us”. Ibid p.6
[58] Op.cit p.6
[59] Tournant idéaliste noté par tous les réalistes
contemporains, aussi bien Bouveresse (réalisme ordinaire) que Tiercelin (réalisme
scientifique dans le cadre d’une métaphysique renouvelée) qui déclare : « Il
est assez clair que la menace idéaliste pèse au moins autant et même de plus en
plus sur la science que la métaphysique », Le ciment des choses, p.28.
[60] Langage,
Perception et Réalité, Tome 2, p. 32.
[61] Sur ce point voir Le lieu de l’universel
[62] Histoire de
mes idées philosophiques, Gallimard, 1961, tr. fr. Georges Auclair, p. 129.
[63] Bouveresse, Ibid.,
p.41.
[64] Histoire de
mes idées philosophiques, ibid. Dans le même sens voir Chapitre 3, « the nature of matter » de problems of philosophy.
[65] Dans Philosophie
de la perception, sous la direction de J.Bouveresse et J.B. rosat, Odile
jacob, 2003, dont il reprendra longuement l’argumentation dans son livre Perception et réalité, essai sur la nature
du visible, CNRS, 2004. Nous nous référons ce texte à la fois pour montrer
la permanence, aujourd’hui, du constat de Russell, mais aussi parce que
figurant dans un ouvrage coordonné par Bouveresse, il critique, en fait le réalisme direct (Putnam) auquel
souscrit Bouveresse.
[66] Op. cit. p.32.
[68]
Ibid.
[69] p. 25.
[70] Prologue aux Oxford Studies
in Metaphysics, Clarendon Press, Oxford, 2004, p.4.
[71] Dans ce texte précis, Russell s’en prend plutôt à
Brentano et Meinong, mais sa critique de la notion d’intentionnalité (comme
relation interne du sujet et de l’objet ou pour le dire en terme analytique
comme « être à propos de » (about), est sans équivoque.
[72] Contre Russell et son physicalisme, Wittgenstein
maintient une hétérogénéité des niveaux, au point que certains de ces
commentateurs, comme Anscombe, ont pu, sur cette base, s’opposer à tout
naturalisme et revenir à une position quasi dualiste.
[74] Realism and reasons,
philosophical papers, vol 3, Cambridge University Press, p. xii.
[75] On voit cette position du réalisme ordinaire
radicalisée récemment par J. Benoist pour lequel, note P. Engel, dans sa
recension de Concepts, le mot
« représentation » est devenu à ce point à proscrire que le prononcer
revient à « prononcer [certains mots] devant un ministre
presbytérien » (article en ligne, université de Genève). Guenancia a
également noté ce discrédit contemporain du terme « représentation ».
Il est surtout le fait des partisans de la philosophie du langage ordinaire,
disciples d’Austin et du second Wittgenstein (Putnam, Diamond, Hacker, Cavell,
Bouveresse, puis Travis et Benoist).
[76] Puisque précisément Frege admet par son recours
même à la remontée vers des conditions de possibilité qu’il y a des types de
raisons qui nous conduisent à la vérité (celle du troisième règne) mais qui ne
sont pas de l’ordre logico-mathématique.
[77] Pour plus de précisions sur ces points, voir
notre livre Le lieu de l’universel.
Impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine.
